La Dame de Saissac
1209... Croisade des Albigeois.
Les armées de Simon de Montfort déferlent sur le Languedoc,
mélange confus de reîtres et de ribauds.
Juillet est dans la splendeur de sa moisson, au chant des
cigales; Béziers, pris d'assaut, est pillé et Narbonne tombe.
Les armées se ruent sur Carcassonne...
Bertrand de Saissac jetait un dernier coup d'œil sur son
fief, avant de se rendre à l'appel de Trencavel son ami et
suzerain, à l'aboi dans Carcassonne.
Rapidement, il avait inspecté les remparts de Saissac qui
n'avaient pas servi depuis plus de trente ans, quand les sires
de Saissac se défendaient contre les Comtés de Toulouse. Il
donna l'ordre de faire les réparations indispensables; puis il
nomma les chefs, et précisa les consignes de défense; enfin il
fit le tri des meilleurs chevaliers, qu'il emmena avec lui à
Carcassonne.
Et, avant de partir, il confia solennellement le commandement
de la place à sa fille, Aude; la coutume était, dit-on, de
confier, en temps de guerre, les prérogatives du chef à une
femme, pendant l'absence du seigneur.
Puis, confiant dans la solidité de ses murs, dans la fidélité
et le courage de ses hommes, rassuré par l'éloignement de sa
citadelle et par sa situation impressionnante sur un éperon
rocheux, il partit à l'aube avec cinquante chevaliers...
Aude de Saissac dans l'éclat de ses 19 ans était plus habituée
aux plaisirs des « Cours d'amour » et à la joliesse des chants
des troubadours qu'au maniement des armes. Certes, elle savait
monter, et il était de bon ton d'aller chasser le chevreuil à
Ramondens, mais c'était l'affaire des hommes de tuer le gibier.
Son père parti, elle raillait avec Jourdain, son damoiseau et
chevalier servant, les précautions et les recommandations :
Comment penser à la guerre? Comment songer que ce splendide
panorama qui s'étalait sous ses yeux pouvait devenir un jour
un lieu de massacre? Comment imaginer que les Croisés
commettraient la folie de s'engager dans la souricière du
Lauragais gardée par les formidables forteresses de
Carcassonne, Cabaret, Saissac, Montréal, Fanjeaux et autres
places.
Et surtout ! Comment ouvrir ses yeux à la guerre sous ce beau
soleil de juillet qui transfigurait tout; la plaine se dorait;
au loin les Pyrénées bleuissaient chaque jour un peu plus, et
la neige n'était plus accrochée qu'aux revers ombreux des plus
hauts pics.
Croyez-vous à la guerre, Jourdain?
Les ouvriers travaillaient mollement aux remparts; les
chevaliers chassaient tout le jour au fond des forêts, les
hommes d'armes couraient de tavernes en tavernes.
Mais le vieux portier de l'entrée de la Vernassonne hochait la
tête et ne quittait guère son poste; jadis il avait fait la
guerre, et sentait que si Saissac devait être pris ce ne
pouvait être que par surprise; avec quelques soldats, il avait
réparé les brèches, il avait fait sauter les passerelles sur
le torrent et construit un pont-levis; et maintenant, il
veillait, prêt à donner le signal à coups de trompe.
C'était le dernier jour d'août; Aude s'ennuyant dans son
donjon, descendit vers la porte de la Vernassonne pour
cueillir quelques fleurs des prés le long du torrent.
- Bonjour... dit-elle au vieux portier.
Ils parlèrent, et elle s'étonna de la vie sévère que menait
cet homme depuis un mois; elle admira qu'il n'eut pas quitté
son poste depuis le départ du seigneur, couchant à même le
sol, ses armes et sa trompe à portée de la main. La pâle
figure de Jourdain lui apparut, et pour la première fois, elle
le méprisa d'avoir les mains si blanches et le coeur si peu
viril.
- Mais... n'avez-vous point besoin de monter parfois à la
ville vous délasser ou faire quelque emplette ?
- Certes, j'aimerais voir ma femme et mes enfants, mais j'ai
promis à mon seigneur de garder son château... J'attendrai
qu'il vienne me relever... et puis, qui ici pourrait me
remplacer? ajouta-t-il plus bas.
Aude ne releva pas l'allusion à la mollesse des jeunes
seigneurs et à la négligence des hommes; toute la ville, et
elle-même, délivrés de la lourde tutelle de Bertrand de
Saissac, brutal, impérieux, autoritaire, respirait avec
délice; Personne n'était pressé de se plier à une discipline
quelconque; il serait bien temps plus tard... Mais son bon
cœur l'emporta :
- Ne suis-je pas Dame de Saissac? Et n'ai-je pas le
Commandement du château ?... Allez, mon ami, allez voir votre
femme, allez embrasser vos enfants... C'est moi qui en donne
l'ordre...
Le vieux portier secoua la tête :
- Je ne saurais partir sans être remplacé...
- Allez, allez, c'est moi qui vous remplace... Je m'ennuie...
Cela me distraira... Et j'inspecterai les défenses,
ajouta-t-elle en riant... Donnez-moi votre trompe, grand père,
et ne vous attardez pas trop...
Aude s'installa sur le rempart et rêva à de nouveaux poèmes;
la vallée verdoyante de la Vernassonne frissonnait doucement;
elle pensa à son père, que tous croyaient maintenant
victorieux; un courrier avait appris que les Croisés, décimés,
s'apprêtaient à lever le camp, et que Trencavel poursuivait
des négociations habiles; chaque jour, de Carcassonne,
s'élevait un feu, qui apportait à tous les châteaux des
environs un message de courage et de persévérance.
... Tout à coup, sur la route de Carcassonne, jaillissant de
l'escarpement de la gorge pierreuse, apparut un détachement
d'hommes en armes; à toute allure, ils fondirent sur Saissac
dont La porte d'entrée principale se trouvait sur la
Vernassonne, là où maintenant, on voit l'emplacement d'un
vieux moulin à eau.
Père ! C'est Père !
C'était Bertrand ! Ah ! La guerre était finie, Carcassonne
délivrée, les Croisés taillés en pièce ! Aude en pleurait de
joie ! Hâtivement, elle fit tomber le pont-levis et s'élança
vers eux en criant son bonheur.
- Père ! Ah ! C'est vous, Père !
Et toute la ville, alertée par sa folle joie, se répandait
dans les rues et acclamait déjà le vainqueur.
Mais, le premier cavalier, que, de loin elle avait cru
reconnaître pour son père, fonça sur elle et la transperça de
sa lance; toute la troupe, lancée à fond de train passa sur
son corps, dont la beauté ne fut bientôt qu'un amas immonde de
boue et de sang.
Alors, les cavaliers de Simon de Montfort, s'élancèrent dans
la ville par le pont de la Porte de la Vernassonne, qu'Aude
avait si imprudemment laissé ouverte; les défenseurs du
château furent égorgés avant d'avoir pu se ressaisir, les
femmes furent abomi¬nablement souillées et massacrées, les
enfants furent jetés par dessus les remparts, la ville fut
livrée a u plus infâme des pillages.
Bertrand de Saissac ne put survivre à la perte de tout ce qui
faisait pour lui la joie de vivre, et nul n'entendit jamais
plus parler de lui.
Dans le ravin splendide de la Vernassonne l'été, indifférent à
la peine des hommes continuait de s'épanouir, et le vent
faisait frissonner doucement fleurs et branches....