LES CLOCHES DES TOURS NEGRES
L'hiver débutait durement ; depuis les premiers jours de
décembre, le verglas, le givre, le gel et la neige avaient
transformé la faille escarpée de la gorge de l'Alzau en une
splendide nef immaculée et aérienne, contournée et capricieuse.
Au fond d'un repli de la gorge, caché à toutes les vues,
s'était établi un petit prieuré, dont il ne resta que des
ruines, désignées aujourd’hui sous le nom de Tours Nègres de
Clary.
Elles doivent leur nom à la couleur sombre de leurs pierres
qui saillent à peine sur le coloris monotone de la gorge
obscure. D'un à-pic rocheux elles dominent le torrent
mugissant, comme une forteresse; dans ce site perdu, on est
captivé par la solitude effrayante de ces ruines.
L'opinion ne s'est pas faite encore sur leur histoire, mais
les gens du pays disent que ce fut jadis un prieuré ; et, de
fait, cela parait vraisemblable dans ce pays du Cabardès,
défriché à fond par les moines, truffé d'Abbayes, de
Chartreuses, de monastères, de Prieurés et d'Églises rurales
dans les endroits les plus reculés.
Ce Prieuré était une dépendance des moines de l'Abbaye voisine
de La Bastide, annexe elle-même probablement des Bénédictins
de Montolieu, qui avaient, choisi ce site désolé, si propre au
recueillement de l'esprit.
En cette fin d'année 15. ., les moines de la Bastide
s'apprêtaient, comme chaque année, à assister à la messe de
minuit dans la chapelle des Tours Nègres : ils trouvaient que
la majesté du lieu convenait à la solennité de la Fête de la
Nativité:
Aucune solitude, aucun désert, aucune autre gorge plus
effrayante encore, ou plus distante, ne pouvait mieux convenir
à l'état d'âme de ces hommes qui avaient fui la désolation du
monde pour chercher au sein de la Nature un peu de repos avant
d'atteindre l'éternité.
La France était déchirée de la façon la plus affreuse qui se
soit vue depuis la Guerre de Cent Ans ; du Tarn à l'Agout, du
Sor au Fresquel, de la Garonne à l'Aude, Calvinistes et
Catholiques s'égorgeaient ; des bandes de pillards ou
d'assassins prenaient parti pour l'un ou pour l'autre,
attaquaient les villages ; alors c'était l'agonie des
mourants, l'incendie des maisons, le massacre des enfants,
puis les pillards repartaient, avec un riche butin. Saissac
avait été attaqué mais avait pu repousser les assaillants,
grâce à la solidité de ses murs ; mais Cuxac, mal défendu,
avait été conquis de haute lutte.
Ce soir de Nativité, les moines, assemblés dans la petite
chapelle, plongés dans leur méditation, ne pouvaient détacher
leur esprit de la folie qui ravageait le monde. Ces hommes
simples et rudes, austères et naïfs, ces moines paysans dont
la foi était claire et pure, attendaient la mort dans la
sérénité de leur retraite : chaque jour, ils rendaient grâce à
Dieu des bienfaits qu'Il leur prodiguait, et qui éclataient
dans le miracle sans cesse renouvelé de la Terre nourricière.
Une tristesse infinie, une pitié indicible, une commisération
venaient en eux à l'évocation de l'affreux bouleversement du
monde. Ils priaient avec ferveur pour leurs Frères, pour cette
humanité souffrante, qui méconnaît la joie de vivre, qui se
déchire elle-même, se meurtrit dans la douleur, s'abaisse dans
le crime et le péché, s'abîme dans le sang et la boue.
Tout cela, cette affreuse soif de tuer et de souffrir leur
était incompréhensible ; ils la plaignaient, mais ne savaient
la ressentir.
Avec le soir, le vent glacé qui dévastait la plaine, dont le
rougeoiement des incendies n'arrivait seulement pas jusqu'aux
Tours Nègres, cachées dans un repli de rocher, venait de
s'abattre. Le silence régnait ; dans la chapelle chauffée,
tout n'était, loin du monde, que tiédeur, simplicité et calme.
La cloche venait d'égrener ses accents cristallins, appelant
les moines dispersés dans le prieuré. Quelques moines, occupés
aux cuisines ou à la garde ; les temps n'étaient pas sûrs : se
joignirent à leurs Frères avec la paisible tranquillité que
donne une longue habitude ; leurs voix, mâles et assurées
d'hommes rompus aux travaux de grand air s'élevaient et
emplissaient la nef.
L'officiant se prosternait devant l'autel. « In nomine Patris…
» Le sacristain lançait encore les cloches à toute volée,
n'ayant pas vu le prêtre commencer la cérémonie, et l'air
glacé amenait leur son cristallin jusqu'à Saissac, immobile
sous le givre...
Dehors, c'était la paix divine ; l'orée de ce jour où Jésus,
le Rédempteur, était venu, emplissait chacun d'espoir. Une
trêve se glissait dans tous les coeurs, et dans chaque foyer
on priait...
Mais, à ce même moment, un petit parti de Calvinistes qui
étaient partis de Cuxac à la poursuite d'un chevreuil, se
regroupait devant l'entrée du prieuré ; passant dans le ravin
de l'Alzau, la cloche cristalline les avait attirés ; amenés
par la curiosité, ils s'étaient approchés furtivement ;
l'odeur du repas destiné aux moines à l'issue de la messe de
minuit mit en appétit ces hommes affamés. S'insinuant par la
porte entr'ouverte, dont le gardien était à la messe, ils
contemplèrent les moines paisibles et prosternés...
« Allons-y les amis, et point de quartier....»
Avec un cri épouvantable, les Calvinistes firent irruption
dans la chapelle ; aussitôt le sang coula et gicla ; les
moines, désarmés et absorbés dans leurs prières, offraient
sans résistance leurs têtes aux masses et aux haches.
Le sacristain, un peu sourd, n'avait pas réalisé le meurtre et
sonnait vigoureusement les cloches ; un Calviniste
l'atteignit, lui sectionna le bras d'un coup de hache sur
l'épaule, la main resta accrochée à la corde, et le corps
tomba inanimé à terre.
Le prêtre, encore prosterné à l'autel, agonisait, la tête
fracassée.
Les Calvinistes, s'étant repu du festin destiné aux moines,
mirent le feu aux Tours Nègres après avoir dérobé les objets
de quelque valeur, et s'éloignèrent dans la nuit, éclairés par
l'incendie qui rougeoyait la neige vierge...
Depuis, le prieuré ne s'est pas relevé de ses ruines, qu'il
faut savoir découvrir dans le repli d'une gorge de l'Alzau,
sous un manteau de lierre, de ronces et de broussailles. Nul
ne vit dans ces lieux, dont les paysans s'écartent volontiers.
Une malédiction plane sur ces pierres dont on ignorera
toujours le secret.
Mais les gens du pays assurent que celui qui oserait se
risquer, une veille de Noël, à minuit, parmi les ruines,
verrait encore le bras levé du sacristain sonnant la cloche
une ultime fois, et en entendrait le son cristallin ; on dit
que les autres moines sont entrés dans la Paix du Seigneur,
mais que le sacristain, pour avoir négligé ce jour-là sa
communion journalière et s'être laissé absorbé plus que de
raison par les préparatifs du repas, agitera chaque année les
cloches à pareille heure, jusqu'à ce qu'il ait enfin reçu une
sépulture chrétienne. On prétend aussi que par temps glacé et
très clair on entend distinctement les cloches jusqu'à Saissac ;
alors, les chrétiens se signent, et prient pour cette âme si
tragiquement perdue, pour avoir méconnu qu'on doit être
toujours prêt à comparaître devant le Tribunal suprême...